PACO OJEDA

40 ans après paquita

Le 14 octobre 2023, lors d’un Café-Toro, nous nous sommes interrogés autour de l’héritage de Paco OJEDA, quarante ans après sa double prestation pour la feria de Pentecôte 1983. Pour ce faire, nous avons fait appel à Joël BARTOLOTTI et aux commentaires avisés de Christophe NOËL sur des videos amateurs d’archives.

Vous trouverez ci-après, le texte de Joël BARTOLOTTI qui a servi de base à son intervention et qui avait été initialement publié par la revue TOROS en 2013.

Puis, documents exceptionnels, les videos des cinq faenas de Paco OJEDA pour la Pentecôte nîmoise 1983, suivies des reseñas de TOROS, et du célèbre texte du maestro sanluqueño, LA FRAGUA.

Bonne lecture et bon visionnage.

LA FORCE DU DESTIN

par Joël BARTOLOTTI

Cape d’Or 1979

Le 25 juillet 1982, la monumental madrilène accueille, lors d’une de ses corridas d’été, réputées très dures, la confirmation d’alternative d’un matador andalou peu connu et sur le chemin de l’oubli, face aux redoutables et redoutés toros de Cortijoliva. Manolo Chopera règne alors Urbi et Orbi, sur la capitale du monde taurin et sur le monde taurin lui-même. L’éleveur du jour, comme il me le contera, en riant, lors de ma première visite en son campotolédan d’Alcaudete de la Jara, avait interrogé en ces termes le grand impresario basque :
« Manolo, qui est ce type qui va confirmer son alternative avec mes toros ? Je ne le connais pas ! ». « Ce type » n’était autre que le bientôt très célèbre Francisco Manuel Ojeda Gonzalez, en tauromachie Paco Ojeda. Dies illa, il était accompagné de son compatriote de Sanlucar de Barrameda, le fin et confidentiel torero José Luis Parada, son parrain de cérémonie et du modeste « Gallito de Zafra », le témoin. Devant la Catedra, le nouveau docteur fait preuve d’une grande vaillance face au toro de son adoubement qui a nom « Canastillo ». Il en est récompensé par sa répétition le 22 août suivant entre Pascual Mezquita et Paco Bautista contre des Perez Tabernero. Il a fallu ramer pour en arriver là. Pourtant la force du destin de notre homme va enfin éclater, après une longue période de vaches maigres et de trop rares (gros) taureaux, de « toros grandes y billetes chicos » comme le disait plaisamment le divin chauve Rafael « El Gallo ». Cette forza del destino, comme le titre du grand opéra de Giuseppe Verdi, mérite assurément, trente ans après, un rappel de la carrière courte, fulgurante et inoubliable de celui qu’on appellera « El Tartesico » du nom des habitants antiques de sa région d’adoption. Paco est, en effet, né accidentellement à La Puebla del Rio (Séville) – certains prétendent à Palma del Rio- le 6 octobre 1954 avant de rejoindre très rapidement la cité qui s’identifiera à lui, celle de la manzanilla et du Guadalquivir, Sanlucar de Barrameda, en Basse Andalousie. Avant de devenir l’homme qui murmure à l’oreille des taureaux, le jeune garçon aide son père aux travaux des champs. Intelligent, introverti, timide même, il va comme tant d’autres avant lui, se frotter furtivement au bétail brave, malgré les poursuites et les brimades des gardiens des cortijos concernés. Il a déjà 20 ans passés quand il débute le 20 avril 1975 à Sanlucar même face à un eral de Sanchez de Alva. Il va, à cette époque de ses vrais débuts, se faire annoncer sous l’apodo éphémère de « El Latero », depuis oublié. Qui se souvient d’ailleurs que « Guerrita » fut « Llaverito » et « El Corebès » « El Renco » ? Après quelques coursiquettes non piquées des années 1975-1977, il est remarqué par les frères Camara, à une époque où personne n’aurait parié le moindre duro sur lui. Il débute enfin avec picadors et sous le nom définitif de Paco Ojeda le 7 mai 1978 à Palma de Mallorca avec du bétail de Mariano Sanz. Il triomphe chez lui (4 oreilles et 1 queue) face à des novillos de Camacho en compagnie du « Mangui » et d’Espartaco. Malgré son capote que d’aucuns jugent inexistant ou nul, malgré sa maladresse et son inexpérience, le garçon possède ce petit quelque chose qui le différencie des autres et retient l’attention de ceux qui veulent le voir. Après une trentaine de novilladas, dont une « Cape d’Or » à Nîmes le 6 mai1979, il reçoit un peu trop vite l’alternative au Puerto de Santa Maria le 22juillet 1979 avec le toro « Rompeplaza » avec l’accolade du « Viti » et en présence Galloso, l’enfant du pays.

Nîmes – Pentecôte 1983

Malgré un évident courage, « des pieds de plomb » et une personnalité, cette alternative prématurée est le prélude d’une traversée du désert qui débouchera sur 6 insuffisantes corridas en 1981. A 27 ans, l’ombre de l’échec et de ses misères est en train de l’envelopper. D’autres ont connu çà et failli abandonner comme Antoñete Ortega Cano ou Espartaco pour citer des noms importants. C’est un taurino, Juan Belmonte Fernandez, neveu du grand Trianero du même nom, et qui avait décelé entre autres, la quiétude étonnante et la verticalité de sa tauromachie, qui va sortir le sanluqueño du monton, en devenant son nouvel apoderado au début de la saison 1982, par une simple poignée de mains. Dans le mundillo, le matador a pourtant la réputation de « ne pas avoir de technique », ce qui rappelle Belmonte et plus tard le « Cordobes ». On le dit torpe (maladroit). On dira la même chose plus tard de José Tomas. Navalon ira même jusqu’à le traiter de « sac de patates » à sa meilleure époque. Jusqu’à l’été 1982 on vit d’espoir. Puis, après la confirmation madrilène tardive, il y a une belle course en août à Béziers avec les Atanasio, lors de laquelle « Paquito » Cantier devine le début de quelque chose d’important chez nous. Le fruit est mûr le 21 août au Puerto de Santa Maria car lors d’une mémorable corrida nocturne de 6 toros blancs d’Osborne, Ojeda réalise une faena d’anthologie à « chulon » sous les yeux de Manolo Vazquez et de Galloso. L’histoire est en marche, avec un beau retour à Madrid le lendemain gâché par une épée déficiente. Après un nouveau sommet à Jerez, pour les vendanges avec des Joaquin Barrai, l’homme se montre héroïque à Madrid avec un Terrubias terrible, puis s’en va à Nîmes pour y lidier un colorado très sérieux et très armé du comte de la Maza, que je revois comme si c’était hier. C’est le début alors insoupçonné d’une extraordinaire relation entre le maestro et Nîmes, qui deviendra très vite « sa » plaza en France, pour ne pas dire dans le monde. Son compatriote l’ancien matador et veedor Pepe Limeño sera un peu à l’origine de l’évènement que Casas saura exploiter au maximum. Ojeda tuera un jour 6 Jandilla dans le cirque romain et même l’unique corrida de Miura de sa carrière. Malgré Dax, malgré Arles où il va toréer plus tard mano a mano avec Ortega Cano à son meilleur niveau, Nîmes sera sa plaza fétiche. 2 jours après Nîmes, Séville et la Maestranza reconnaissent elles aussi le nouveau messie et Marius Gros envouté par ce torero qui va devenir un torero d’époque, écrit un bel article dans la Revue, intitulé : « Paco Ojeda est il un torero d’exception ? ». Et puis, il y a la corrida de la Croix Rouge, encore à Séville, le 12 octobre, avec un triomphe devant 6 toros de Manolo Gonzalez soldé par 4 oreilles et une Porte du Prince. La suite, tout le monde la connaît et je fais partie des nombreux aficionados qui ont eu la chance de croiser le sanluqueño lors de ses tardes historiques de 1983 (Séville, Nîmes ….) à 1987 (Ronda et son unico espada avec des Torrestrella de petit format pour la Goyesca) et au-delà. Pierre Dupuy le suivit, lui aussi, avec assiduité cette année 1983, qui sera sa grande année. Il terminera premier du classement avec 86 corridas au compteur, malgré bousculades et blessures, surclassant les meilleurs et reléguant les vedettes de l’époque (Espartaco, Robles, Manzanares, « Paquirri », Capea, Damaso) loin derrière à plus de 20 courses ! Seul, un grand Emilio Muñoz parviendra à rester dans son pédalier, comme Poulidor dans celui d’Anquetil ou de Merckx. Du néant à la cime, c’était vrai, car avec le Paco de cette année 1983 le miracle semblait permanent et les plus toristas d’entre nous étaient conquis par ce loyal et viril cargar la suerte, ce temple absolu, ce mando définitif et cette incomparable impassibilité devant les cornes, le tout avec empaque et profondeur. Toreo puro y arte. En décembre 1982, une nouvelle page plus commerciale s’était ouverte, dans l’ombre des despachos. Pepe Luis Marca — qui deviendra plus tard son beau-père, va offrir au matador une exclusivité de 30 corridas pour 25 millions de pesetas. Exit donc hélas du romantisme des débuts, des espoirs de conquêtes et de Belmonte son mentor. La forme et le fond sont peu reluisants malgré l’appât du gain et le savoir-faire de l’Aragonais qui va s’installer para rato dans la vie et la carrière de Paco, que la presse n’épargnera pas pour ce « mal gesto » attristant envers ce Belmonte, apoderado à l’ancienne et indépendant qui avait tout donné pour sortir son matador de l’anonymat. Ce sera un tournant essentiel dans la trajectoire professionnelle d’un grand torero dont certains pensent qu’il aurait pu aller encore plus haut, sans cette obsession naturelle de son entourage à faire au plus vite fructifier le magot. Paco Ojeda venait de se consacrer comme un authentique « crack » et comme le révolutionnaire du toreo de la fin du siècle dernier, prenant la suite de Belmonte, Manolete et du « Cordobes ». Sa tauromachie va évoluer, qui rappelait à ses débuts le meilleur Ordóñez mêlé au meilleur « Cordobès » voire l’art ensorcelé de Rafael de Paula et de son toreo à distance et naturel pour ne pas dire surnaturel, et passer à plus de verticalité et de quiétude systématiques et à un permanent raccourcissement des distances devenant la base de cette tauromachie. L’art et l’inspiration des débuts vont vite disparaître sur l’autel de l’aguante,, serein, du toreo en 8 fait d’enchainements savants et du double-pecho. Ojeda va finir par être la caricature d’Ojeda. Ses ganaderias de prédilection seront Jandilla, Torrestrella et Manolo Gonzalez-Sanchez Dalp, puis Juan Pedro Domecq et Osborne. Comme toutes les grandes figures Ojeda, qui se trouva lui aussi un système (petit saut) pour estoquer, qu’on lui censura moins que le « Julipié », évita le plus souvent les élevages préférés des toristas mais là, il est aussi en bonne compagnie…Que dire de plus sinon qu’il parvint lui aussi à dresser les foules et les électriser comme José Tomas aujourd’hui, mais qu’il fut moins rare que lui, malgré une carrière courte car dense. Malgré des grandes courses un peu partout, même à Madrid, Paco ne fut pas un torero du Nord (Bilbao, Pamplona) mais plutôt du Sud et du Rincon de Basse Andalousie et de Nîmes. A partir de 1986 et jusqu’à sa retraite définitive, le miracle ne fut plus permanent et le visage buriné du maestro se creusa de rides profondes. Simon Casas osa le programmer 5 jours de suite à Nîmes, et le faire toréer de lumières mano a mano avec un « Cordobes » aux cheveux blancs et à la ceinture toujours aussi souple. Il fut aussi le protagoniste généreux du festival (1989) pour les inondations de Nîmes, en mano a mano avec « Nimeño » dont il portera le cercueil un triste jour d’automne. Père de famille, ganadero, caballero en plaza, apoderado éphémère de Juan Bautista, Paco a touché à tout. Il demeurera à jamais le mystérieux sorcier de la Marisma lié au toro par un fil invisible et qui laissera une trace profonde de son passage météorique sur la planète taurine. Il y a 40 ans il en fut même le maître.

Paco OJEDA à Nîmes

Feria de Pentecôte 1983

VIDEOS

21 mai 1983
JANDILLA
premier toro de Paco OJEDA
21 mai 1983
JANDILLA
second toro de Paco OJEDA
23 mai 1983
MANOLO GONZALEZ
premier toro de Paco OJEDA
23 mai 1983
MANOLO GONZALEZ
second toro de Paco OJEDA
23 mai 1983
MANOLO GONZALEZ
troisième toro de Paco OJEDA

LES RESEÑAS de

21 mai. Deuxième de feria. – Enfin un !… « Es de Sanlucar y se Ilama Paco. »
Pardon et merci don Gregorio de nous permettre d’utiliser votre phrase célèbre pour glorifier ce torero de très grande dimension qu’est Paco Ojeda. Merci à vous don Fernando Domecq pour la caste et la présence de vos toros de Jandilla. Notre considération pour toi aussi Luis Francisco Esplà dont les jaillissements, la spontanéité et le comportement tout empreint de casta torera nous ont séduit. Notre estime pour toi Christiàn qui, pris entre tes deux compagnons, a su pousser au maximum de tes possibilités au cinquième, ton application et ton désir de plaire.
Tous vous nous avez permis de passer une grande tarde de toros dont le souvenir demeurera dans les annales de la plaza de Nîmes.
Homogènes de type et de poids (465, 458, 482, 468, 487 et 453 kg.) les Jandilla afficheront avec des nuances intéressantes une caste évidente vive et soutenue qu’un peu plus de poder aurait encore fait mieux épanouir. Bon fond de bravoure, noblesse généreuse avec des problèmes de détails chez certains qui apportaient le piment nécessaire évitant la monotonie d’une trop grande facilité.
L.F. ESPLA qui avait élégamment conduit une brega en orticinas construisit au premier une faena agréable, surtout droitière, le bicho ayant un trajet plus réduit sur la gauche accompagné d’un léger derrote. En épuisant les dernières charges, il plaça un molinete gallista lumineux, pincha deux fois avant une entière honnête et salua au tercio. Luis Francisco, face au quatrième bien reçu au capote, très juste de bravoure et accusant une faiblesse du train arrière ce qui le rendit réticent à la muleta avec une tendance à désarmer par le haut, conduisit à la voix une faena assez éparpillée mais non dépourvue d’application généreuse. Peut-être même prolongea-t-il un peu trop avant l’entière assez verticale précédant deux descabellos. Vuelta en partie due à sa brillante prestation aux banderilles.
Avec son premier, « NIMEÑO II » toucha le meilleur d’un excellent ensemble, bicho brave, de charge longue et franche, un de ces toros avide de passes mais qu’il faut dominer et la quantité ne compensa pas le manque de profondeur au point que le noblissime Jandilla finit par gazapear avant de rouler spectaculairement sous une grande estocade, puis de se relever aussi spectaculairement ; la caste ! Deux oreilles, une de trop, celle vous appartenant, Monsieur le Président ! Face au cinquième, encore un excellent toro, « Nimeño », réussit mieux dans la deuxième partie de sa faena à trouver la distance, notamment en deux séries de derechazos assez bien centrés et peu appuyés, d’où efficacité accrue. Encore une entière portée en basculant bien, légèrement tombée et une oreille récompensant l’application d’ensemble et les banderilles en deux cuarteos et un quiebro.

Dès le deuxième toro, sur un quite, Paco OJEDA avait mis non pas l’eau mais le fino oloroso à la bouche des aficionados : trois véroniques profondes et un remate lumineux laissent présager la suite. Elle arriva au troisième, un bicho coureur retenu en véroniques, larges d’abord puis enchaînées, avec un temple étonnant. Long déplacement à reculons en rectitud pour éloigner le toro après deux piques et sans remater. Ami lecteur n’attendez pas une resefia comptable car mon stylo s’est immobilisé devant cette démonstration de science torera bâtie sur l’aguante, le temple et l’intuition ce qui, avec de l’expression artistique, crée un toreo d’une rare intensité dont la profondeur résout les problèmes et procure une immense satisfaction de beauté et de vérité réunies. Fi des comparaisons avec tel ou tel torero : Ojeda, c’est Ojeda avec sa personnalité propre, conscient des terrains qu’il foule aux limites du possible mais pas au-delà, ce qui lui permet une totale domination de son adversaire soumis à son autorité mais toujours respecté. Les deux toros avec lesquels il triompha ce jour pour nobles qu’ils fussent n’avaient cependant rien de babosas et les problèmes furent résolus de main de maître faisant passer sur la plaza un souffle indéfinissable. Torero de pied en cap dans ses gestes à la fois puissants et élégants, dans sa façon d’aller en piste, dans ses réactions intuitives, dans son engagement aux frontières du possible, utilisant l’épée d’acier dans ses faenas ; un torero enfin ! La façon très particulière dont Ojeda porte l’épée dans un petit saut peut surprendre ; elle ne manque pas de sincérité car, comme pour le reste, l’engagement est total et les deux pinchazos au sixième n’empêchèrent pas l’octroi de la deuxième oreille après une entière à peine tombée. Dans l’enthousiasme général Esplà qui avait cependant bien résisté aux sollicitations fut entraîné avec « Nimeño » derrière le grand triomphateur par la grande porte avec Fernando Domecq et son mayoral ! Corsé, suave, aux parfums subtils et racés à la fois, comme la manzanilla de sa tierra, voilà Paco Ojeda !

Jac THOME.

23 mai. Quatrième de feria. Pour les grands souvenirs.

A la suite d’une reprise « difficile » après la blessure de Séville (3 ou 4 courses moins que regulares dont la San Isidro), le bruit avait couru que Muñoz « coupait » pour retrouver le sitio ; lorsqu’on le vit dans le callejón pendant la corrida du dimanche, on fut rassuré car on imaginait mal qui pouvait, à part lui, aguanter le choc d’un mano a mano avec Ojeda… sinon Ojeda lui-même pour six toros. Nous n’en étions donc pas à cette conjoncture puisque les deux héros de ce début de temporada firent le paseo dans cet oeuf plein à ras bord qu’était le vieil amphithéâtre mais j’avoue avoir craint le pire (l’ordinaire) de la part de Muñoz jusqu’au cinquième toro. Les bêtes du couple Manolo Gónzalez – Socorro Sanchez Dalp (2 + 4) ne sont plus les bonbons garantis d’il y a quelques armées. Bien roulés sur un squelette léger (458 kg. de moyenne annoncés et vraisemblables), armés parfois aussi bien que souhaitable, ils n’ont plus cette suavité héritée de Nuñez et c’est tant mieux car au moins ils ont donné aux triomphes de ce jour une dimension torista non négligeable. Mansotes ou faiblards (surtout le premier), ils firent des combats sans classe sous le fer. Le premier, colorado, n’était qu’un caramel mou ; les 2me et 5me supportèrent deux picotazos sans enthousiasme ; les 3me et 4me étaient carrément mansos comme le 6me qui fut sauvé par l’office du piquero. Pas faciles (sauf le 2me) avec des manifs d’urticaire ; très désagréable le 5me et pas jojo le 6me. Je viens de l’écrire, MUÑOZ ne m’a vraiment plu que dans sa dernière faena. Il fut certes le moins bien servi. Passons sur l’infirme qui ouvrait la plaza et le prit sans mal à l’issue d’une porta gayola inutile. Le troisième cherchait l’herbe, grattait, doutait ; Emile demeura marginal et toréa le plus souvent comme je n’aime point qu’il le fasse : au lieu de charger la suerte en s’appuyant sur la « jambe de sortie », il reste sur l’autre et rejette ses fesses qui partent en sens contraire. C’est un péché de jeunesse dont il s’était débarrassé et qui est revenu dans les séquelles de la blessure récente… pour disparaître à nouveau face au cinquième, le plus incommode du jour et pourtant magnifiquement toréé et lidié. Après deux séries de tanteo, Muñoz commença à accompagner la charge sans se soucier des derrotes dont un terrible dans les derechazos qui suivirent. Le toro était périlleux à gauche, côté sur lequel il se ralentissait dangereusement : Emilio tira trois naturelles de qualité puis revint à droite pour une série pieds joints et à mi-hauteur que clôturèrent bilbaïna et pecho extra. Il se confia trop ensuite et se fit prendre, secouer longuement mais sans autre mal que la taleguilla ouverte. Il entra alors (en partant d’un peu loin) pour un pinchazo puis un estoconazo qui roula le fauve et libéra deux oreilles. Superbe démonstration du Trianero qui a les réactions d’un torero de caste et eut en outre le mérite d’ouvrir la competencia dès le deuxième toro dans un quite par trois parones et la demie à capote réduit splendide. Il fut d’ailleurs le meilleur ,capeador du jour avec un autre quite (au quatrième) par chicuelinas en particulier et des mises en suerte par largas. Je suis estomaqué par l’étendue des possibilités d’OJEDA. Il varie les plaisirs d’une manière confondante et passe du grand toreo façon don Antonio au numéro d’aguante façon « Manolo-Miracle » avec une facilité dérisoire. Je n’ai apprécié « El Cordobés » qu’en 1964-1965 et, je le dis tout net, Ojeda, face au sixième, nous fit passer trois minutes dignes du grand Manolo… après avoir démontré (ce que je n’ai jamais vu faire à l’idole précédente) que le « toreo » c’est tout de même autre chose. Après une série de naturelles superbes, impavides et liées à la perfection malgré les incertitudes de cet autre rouquin, on put noter : un derechazo en trois séquences sans perdre la tête qui se dérobait, trois derechazos à nouveau dont le dernier presqu’aussi magistral que le premier lié au pecho, un autre derechazo-pecho sans broncher avec un aguante phénoménal, le toro sortant de là hypnotisé. Ceci dit toute la tarde du Sanluqueño fut une démonstration de super-muletero. En dessous au capote et parfois, comme au dernier, franchement déficient à l’épée. Il faudrait trois colonnes pour décrire toutes les séries. Extrayons quelques perles particulièrement rares. Face au deuxième : un tres en uno (derechazo, changement de main dans le dos et pecho) succulent ; une bilbaïna dans laquelle le toro s’arrête et se fait reprendre illico ; un cuatro en uno (derechazo, changement de main par devant, naturelle et pecho) évidente démonstration de poder pour reprendre d’un côté un bicho qui rétive sur l’autre. Face au quatrième : trois derechazos et le pecho en mettant la jambe dans un mouchoir, réglant dès le début la tête baladeuse ; trois naturelles extra mais, par excès de temple, le toro marche sur la muleta et fait avorter le pecho (à se mordre les doigts !) ; quatre naturelles dont les deux dernières au temple de rêve. Au sixième : une série de la gauche puis le numéro d’aguante déjà signalé ; enfin firma-changement de main dans le dos – pecho qui précèdent quatre discutables coups de fer. Qu’importe le panier d’oreilles (une plus deux plus deux) ! Il reste que j’ai presqu’autant applaudi en deux soirées de cette feria qu’en 500 corridas vues ces dix dernières années ! Alors, crève l’avarice, je n’ai jamais été fana des pavillons auriculaires ni de leur comptabilité ! Pourquoi fallut-il que Casas se croit autorisé à sauter en piste pour partager le triomphe final des deux maestros ? Une belle bronca le renvoya à sa place et l’ovation reprit dès qu’il disparut : mettre Muñoz et Ojeda devant des Manolo Gonzalez ne relève pas de l’exploit mais du sens commercial le plus élémentaire.

Pierre DUPUY

LA FRAGUA (la forge)

Nîmes – Pentecôte 1983

J’ignore ce qu’est la multitude et je ne peux pas toréer pour les multitudes. Mille personnes, c’est déjà une multitude. Vingt également. On est sur le bon chemin lorsqu’il en reste deux ou trois. Si tu es seul avec le taureau, la vérité est là.
J’imagine que les écrivains travaillent dans la solitude. L’artiste a besoin de solitude. Son métier est très difficile. Il lui faut concilier ce qui est à l’extérieur et ce qui est à l’intérieur. Je ne sais pas si je m’explique bien : ce qui se trouve à l’intérieur, c’est notre émotion, et ce qui se trouve à l’extérieur, la compréhension que les autres en ont. Ce n’est pas le taureau qui me fait peur, c’est l’incompréhension.
Il y a quatre ans, José Antonio del Moral et José Carlos Arévalo  sont venus à Sanlucar avec des textes qu’ils avaient écrits sur moi. J’ai compris leur solitude d’écrivains. Il me semblait que, tous seuls, les mots exigeaient d’eux les suivants. Voilà pourquoi ces mots ne sonnaient pas faux. Ils n’écrivaient pas sur moi, mais sur eux-mêmes, sur leurs sentiments. Je n’étais qu’un prétexte. C’était comme s’ils avaient été en train de toréer. Les mots sont le taureau de l’écrivain. Et les passes sont les mots du torero. Une passe en amène une autre. Lorsque cela ne se produit pas, toréer n’a aucun sens.
Je crois que l’artiste véritable est dans une forge. Pour s’exprimer, il travaille avec un matériau dur, qui ne s’ajuste pas à ses idées. Les mots sont un matériau dur. Le taureau est un matériau dur. Dans la forge, l’artiste fait fondre ses idées. Elles s’assouplissent et prennent la forme désirée.
La forge de l’artiste doit toujours être en activité. Il doit mettre sur le feu beaucoup d’idées. Une fois, on m’a demandé ce qu’était le temple . J’ai dit que c’était la forge du torero. Dans l’art de toréer, il y a un toreo  liquide ou des toreros durs. Un artiste sans forge n’est pas un artiste. Des mots durs sortent de lui, semblables à ceux-ci qui ne savent pas exprimer mon sentiment. En ce qui me concerne, je sais quand un torero modèle, grâce à sa forge, un taureau. Ce qu’il fait alors, c’est l’inventer. Je sais également juger les toreros sans forge, qui ne sont pas de véritables artistes, qui sont des hommes qui répètent ce que d’autres ont modelé.
Pour que le toreo soit création, il est nécessaire de savoir s’arrêter. De retourner à la campagne, d’observer le taureau lorsqu’il est tranquille, presque absent. Il faut s’imprégner de lui et de tout ce qui l’entoure. L’artiste doit connaître ce que pense le taureau, ce que pensent les rivières, ce que pensent les arbres. Que deviendraient les hommes sans arbres ni rivières ?
Les aficionados pensent que toréer signifie faire des passes avec les taureaux. Je me sens très loin de cela. Toréer, c’est parler avec le taureau, comprendre sa peur et savoir comment lui comprend la tienne. Je me sens prisonnier des règles si rigides qui limitent le toreo. Le temps me dérange, devoir en finir avec le taureau alors que j’apprends à peine à le connaître. Il se peut que les règlements soient nécessaires, mais je pense qu’ils sont faits pour ceux qui ne connaissent rien aux taureaux. Le taureau a sa vie irremplaçable et je n’aime pas qu’on le tue par routine. C’est pourquoi j’espace autant que je peux mes prestations. Je me respecte et je respecte le taureau.

Pour avoir une forge, il faut savoir être seul. L’artiste doit beaucoup réfléchir. Tout doit déjà avoir été pensé car, au moment de créer, la pensée reste en arrière et il n’a de temps que pour sentir. Je comprends les écrivains qui travaillent dans la solitude. Dans l’arène, on est seul aussi. Et lorsque le torero crée de l’art, il advient une chose étrange, nous sommes tous ensemble et nous sommes tous seuls. Je torée dans des arènes qui sont presque toujours combles. Je ne torée pas pour tous, mais pour chacun. Je sens, quelquefois, qu’une multitude de solitudes m’accompagne. Je sais alors que j’ai vraiment toréé. Il se peut que le secret d’écrire et de toréer tienne à la forge.

Paco OJEDA

Ce texte a été écrit par Paco OJEDA,  publié en 1988 par la quotidien Libération, et est initialement paru dans la revue littéraire El Urogallo et traduit par Rauda Jamis.